Historique

Bien que de nombreux auteurs aient tenté au fil des siècles de faire remonter l'implantation de la vigne en Champagne bien avant notre ère, les premiers textes non contestables la situent vers la fin du Vème siècle. On ne pouvait encore parler de notoriété bien au contraire. Les vins n'y atteignaient pas le prix de ceux de Bourgogne. Ils ne dépasseront ces derniers qu'en 1559 au sacre de François II. Et alors que l'actuel Département de la Marne comptait vers l'an 1200 quelques 131 communes plantées de vignobles, nul ne faisait référence au Vin de Champagne mais seulement à quelques-uns des crus comme Aÿ, Cumières, Damery ou Vertus.

Les premières mentions du Vin de Champagne, comme entité de production, n'apparaissent que vers l'an 1600 mais à l'époque, le Champagne tel que nous l'apprécions aujourd'hui n'était pas encore né.

En l'an 92, l'Empereur Domitien ordonna l'arrachage de toutes les vignes car les soldats romains abusaient du vin rémois et la garde des frontières en était compromise.

Les vins de Champagne ont une vieille réputation, puisque Pline écrivait : «Les vins de Gaule recommandés pour la table des rois ne sont-ils pas ceux de la campagne de Reims?» Saint Rémy, raconte Raymond Dumay dans son «Guise du vin», en offrit un fût à Clovis en lui promettant la victoire tant qu'il en resterait une goutte.

On but du Champagne aussi à la table de Charles VI, en mai 1397, lorsqu'il donna à dîner à Venceslas de Bohème. C'était le vin des rois. François Ier, Henri VIII, Charles Quint avaient pour rôle de «s'assurer à temps de ce qu'il y avait de plus parfait». Henri IV se disait «roi de Gonesse et d'Ay», et Madame Pompadour, en 1750, était cliente attitrée de la Maison Moët qui lui expédiait des «paniers de bouteilles».

Mais le Champagne n'était pas encore celui que nous connaissons. Il s'agissait alors d'un vin rouge non mousseux, qui devait aller parfaitement avec le pain blanc de Gonesse d'Henri IV, s'il le frottait d'ail. Il bénéficiât à l'époque d'un passé déjà millénaire et prestigieux, notamment glorifié par le sacre des rois à Reims, le Champagne que nous connaissons aujourd'hui - c'est-à-dire le vin mousseux - ne naquit qu'à la charnière des XVIIème et XVIIIème siècles. Dom Perignon, le grand n'interviendra qu'en 1684.

Au Moyen-age, on distinguait nettement deux vignoble : la Rivière c'est-à-dire la Vallée de la Marne, productrice de vins blancs et gris et la «Montagne», à proximité de Reims, productrice de vins rouges. De ces deux vignobles, le premier était de loin le plus réputé et en particulier celui d'Aÿ, à proximité d'Epernay. On notera que le terme Champagne ne fut pas utilisé avant la fin du XVIème siècle pour désigner les vins de la région.

La notoriété des vins d'Aÿ est attestée par de multiples documents. Charles Estienne en parle en ces termes en 1554 : «Les vins d'Ay sont clerets et fauvelets (c'est-à-dire gris), subtils, délicats et d'un goust fort agréable au palais, pour ces causes souhaités pour la bouche des Roys, princes et grands seigneurs». Même commentaire élogieux du médecin Le Paulmier en 1588 : «un vin de déliée et subtile matière, plaisant à boire, de facile digestion et de prompte distribution qui fait que les rois et princes en font souvent leur breuvage ordinaire».

La région de Bar-sur-Aube, située dans la Côte des Bar au sud de la Champagne, bénéficie d'une très ancienne tradition viticole. Les vins des moines cisterciens avaient une grande réputation dans toute l'Europe.

Au moyen-âge, l'abbaye de Clairvaux, fondée par saint Bernard, fut à l'origine du développement du vignoble barsuraubois. Le choix des cépages et les techniques oenologiques expérimentées dans les monastères aboutirent au XVIIIème siècle à créer le «Saulte Bouchon», ancêtre de notre Champagne. Les foires de Champagne qui se tenaient à Troyes et Bar-sur-Aube contribuèrent à faire connaître aux rois et princes du monde entier les vins élaborés sur nos terroirs.

Le Champagne fut définitivement reconnu comme étant le vin des sacres le 7 juin 1654 lors de l'avènement du Roi Louis XIV.

Tout au long du XVIIème siècle, ces vins connurent de plus en plus d'adeptes, tant à la cour de France qu'à la cour d'Angleterre, grâce notamment à la promotion qu'en faisait une grande famille parisienne qui possédait de vastes terres en Champagne. Ces amateurs sont responsables de l'évolution des «vins de Champagne» en vins gris, très faiblement colorés.

Or, les vignerons se sont très vite aperçus que ces vins gris vieillisaient très mal en fûts. Ils eurent alors l'idée de les mettre rapidement en bouteille afin de conserver au mieux les arômes. On estime que les premières mises en bouteille datent des années 1660. Le tirage avait lieu avant la fin de la première fermentation.

Les champenois ont découvert que les vins devenaient naturellement pétillants et particulièrement s'ils étaient peu colorés, peu chargés en alcool et tirés à l'équinoxe du printemps.

Cette évolution séduisit immédiatement les anglais : c'est peut-être grâce à eux que le vin de Champagne resta pétillant car il causa dès lors beaucoup de tracas aux vignerons : les bouteilles explosaient!

Le Champagne, le vrai, celui à bulles, ne fit son apparition qu'à la fin du XVIIème siècle. Et il fut le fait du hasard. Au XVIIème siècle en effet, l'industrie du verre accomplit de gros progrès, notamment en Angleterre, très en avance dans le domaine industriel. Les verreries étaient capables désormais de produire des bouteilles en verre épais, aptes à résister au transport. La pratique de la mise en bouteille dans les caves de l'expéditeur put dès lors se développer, et remplacer petit à petit les ventes de vin en tonneaux. Or, les vins de Champagne présentaient la particularité fréquente de se remettre à fermenter en bouteille. Au début, l'apparition de la mousse surprit. Combattue par certains, elle était voulue par d'autres, qui lui trouvaient le plus grand charme. L'Anglais, qui avaient semble-t-il découvert et apprivoisé le phénomène avant les Champenois (ils pratiquaient depuis un certain temps déjà la mise en bouteille des vins de Champagne qui leur étaient expédiés en tonneaux) s'en montrèrent les plus ardents propagateurs. Au début du XVIIIème siècle, la mode du Champagne effervescent se développa en France dans les milieux de l'aristocratie. Le Champagne était né et les premières maisons virent le jour à partir de 1729.

Le Champagne n'était pas encore complètement achevé : il lui restait à avoir un père; ce fut Dom Pérignon, moine à l'Abbaye bénédictine d'Hautvillers, responsable des vignes, des pressoirs et des celliers appartenant à l'Abbaye de 1668 à 1715.

Dom Pérignon, ce moine bénédictin aveugle qui vivait en Champagne à la fin du XVIIème siècle, et qui s'occupait du vignoble de l'abbaye de Hautvillers, dans la Vallée de la Marne, est crédité de deux inventions, dont l'une en tout cas lui assure une gloire durable : le moyen de rendre mousseux le vin de Champagne qui, jusqu'alors, n'était que du vin comme tous les autres, avec toutefois une tendance légère à pétiller. Mais la moustille n'est pas la mousse. En effet, le moine génial, après avoir eu, le premier, l'ingénieuse idée d'utiliser le liège pour obturer la bouteille, au lieu de la cheville de bois entourée de chanvre employée jusqu'alors, sut tirer profit de la mise en bouteille pour y provoquer une seconde fermentation du vin en un vase rendu clos, et obtenir ainsi une mousse régulière.

La deuxième invention, ce serait la nécessité d'assembler des vins de divers crus, de diverses cuvées, dans le strict cadre champenois pour obtenir des Champagnes de haute qualité.

Frère convers de la Communauté des Bénédictins, Jean Oudart eut en charge les vignes que son abbaye possédait à Pierry, Avize, Cramant, Chouilly et Epernay. Contemporain de Dom Perignon, comme lui il pratiquera le mariage des crus pour la composition de ses cuvées.

Et qu'on ne s'y trompe pas : si en 1700 les meilleurs vins de Champagne se vendaient entre 400 et 550 livres la queue, ceux de Dom Perignon et du Frère Oudart atteignaient huit à neuf cents livres!

Louis XIV ne demandait qu'à suivre la tradition de ses ancêtres, mais Fagon, son médecin, s'interposa, il défendit au roi d'user de Champagne et lui prescrivit le Bourgogne. Ce fut là le début d'une très longue querelle entre la Bourgogne et la Champagne, querelle de mémoires et de procès où s'illustra, en particulier, le doyen des médecins de Beaune qui publia en 1704 la «Défense des vins de Beaune contre le vin de Champagne». La tempête fit rage jusqu'en 1848, mais les Champenois se consolaient car c'est à leur vin que revenait l'honneur de célébrer tous les sacres et cérémonies royales.

La grande percée pour le Champagne vint après 1740 quand il créait une sensation à la cour de Louis XV. Il était pour les dames, par-dessus tout, qui étaient responsables de sa popularité. Certains de leurs verdicts sont célèbres. Madame de Pompadour déclarait : «Il est le seul vin qui permet à une femme de rester belle après qu'elle l'a bu»; et Madame de Parabère affirmait : «Il amène une étincelle aux yeux sans un nettoyage aux joues». Le reste est histoire.

Le second volet de l'exceptionnelle destinée du Champagne s'ouvrit avec l'envol soudain du négoce rémois au début du XIXème siècle. Certes, dans le courant du XVIIIème siècle, avec la vogue croissante du vin de mousse sous la Régence puis sous Louis XV, naquirent les premières maisons : Ruinart à Reims (1729), Moët à Epernay (1743), ou encore Abelé (1757) et Lanson (1760), tous deux à Reims. Sur la butte Saint-Niçoise, dans la capitale champenoise, on réoccupa les anciennes crayères gallo-romaines qui avaient servi à l'édification de l'antique Durocortorum, en les prolongeant pour y amasser la nouvelle richesse liquide.

C'est au XVIIIème siècle que le Champagne commença à acquérir une renommée mondiale, grâce à de célèbres globe-trotters tels Claude Moët, Philippe Clicquot, Florenz-Louis Heidsieck. Au XIXème siècle, Pierre-Nicolas-Marie Perrier-Jouët, Mumm, Bollinger... prennent le relais. De célèbres veuves commes Mme Pommery, Mme Clicquot, Mme Perrier pour ne citer qu'elles reprirent les affaires de leurs maris en main et achevèrent la promotion d'un Champagne de qualité irréprochable.

En dépit des méthodes de Dom Perignon, le Champagne, tel que nous le buvons, ne date guère que du début du XIXème siècle, époque à laquelle Napoléon - qui préférait le Chambertin - l'honora d'une visite.

Mais c'est après l'écroulement du Premier Empire que le négoce prit sa véritable dimension, en étendant son influence à toute l'Europe orientale et nordique. Dans le sillage des armes alliées se profilèrent des commerçants avises, la plupart originaires des pays rhénans, qui tentèrent avec bonheur la fortune du Champagne. Avant la Révolution, en 1785, Florens Louis Heidsieck avait déjà donné le ton germanique, en fondant une maison rémoise avec ses trois neveux. Toutefois, après 1814, le flot s'accentua brusquement. Parmi ces Allemands, nombreuses sont les dynasties vineuses qui firent souche et donnèrent au Champagne ses lettres de noblesse : Roederer, Krug, Bollinger, Mumm, Deutz, Taittinger... Ce qui n'empêcha pas, à la même époque, d'autres réussites exemplaires, comme celle des grandes «veuves» du Champagne, les Louise Pommery ou dame Clicquot-Ponsardin.

En 1816, la Veuve-Cliquot et Antoine de Muller (Abelé) mettent au point la table de remuage, et en 1876, Henri de Muller emploie la méthode de dégorgement à la glace.

François, ce pharmacien de Châlons-sur-Marne rédigea un «traité sur le travail des vins blancs mousseux» à une époque (1837) ou la casse importante imposait encore le port du masque grillagé pour la visite des caves de Champagne, tant étaient nombreuses les bouteilles qui y explosaient.

Dans ce traité se trouve la première ébauche qui conduira au calcul précis du sucre à mettre en oeuvre lors du tirage pour obtenir une prise de mousse harmonieuse. Grâce à lui le gros de la casse est ainsi maîtrisé et le Champagne peut entamer sa conquête du monde.

Mais le sommet de sa gloire, n'est-ce pas en 1840, quand circula l'anecdote plus ou moins légendaire de la lettre adressé «au plus grand poète de France» ? Le message fut d'abord remis à Musset qui le fit parvenir à Lamartine. Celui-ci le retourna à Hugo, puis la lettre alla à de plus minces personnages, jusqu'à ce qu'on découvrît qu'il s'agissait d'une commande à une marque de Champagne!

L'explosion économique du Second Empire acheva de dessiner le passage du grand négoce champenois, solidement enraciné à Reims, mais aussi à Epernay, ville quelque peu délaissée auquel le chemin de fer redonna un prodigieux essor, à travers le succès retentissant de ses éclectiques maisons : Moët & Chandon, Pol Roger, Mercier, Perrier-Jouët...

Dès 1852 les vins de Champagne connaissent une vogue énorme. La Russie en est le plus gros consommateur.

Pour l'anecdote, le champagne Brut a été créé en 1876 à la demande des anglais, qui contrairement aux français à l'époque, préféraient boire des vins secs.

A la fin du XIXème siècle, J-B. François établit la relation entre la quantité de sucre contenue dans le vin et la seconde fermentation et les recherches de Pasteur sur les ferments mettent fin à un fléau : l'éclatement des bouteilles sous l'effet de la seconde fermentation.

En 1935, R-J. de Voguë (Moët & Chandon) sera à l'origine de l'organisation professionnelle que l'on appellera la Commission de Chalons. Celle-ci jettera les bases du Comité Interprofessionnel du Vin de Champagne (C.I.V.C.) créé en 1941.

En 1947, la floraison est très précoce, dès le 10 juin. L'été est très chaud et ensoleillé, des records de chaleur sont battus. Les vendanges, commencées le 5 septembre, sont les plus précoces depuis 1893. La qualité des raisins est parfaite, avec un degré de maturité exceptionnel. Le rendement est de 4.100 kg par hectare.

En 1949, le printemps augure d'une petite récolte : après une sortie de grappes moyenne (et même faible pour le Pinot Meunier), d'importantes chutes de grêle occasionnent des pertes conséquentes. En raison du froid, la floraison s'étale sur plusieurs semaines, ce qui engendre beaucoup de millerandage. Heureusement, un bel été se met en place. Les vendanges débutent le 19 septembre, et se déroulent rapidement. La qualité est excellente. Le rendement est de 4.500 kg par hectare.

Le printemps de 1955, est perturbé par des gelées, qui touchent 1.500 hectares dont 500 hectares de Grands Crus. Après un démarrage poussif, la fleur, puis la nouaison se déroulent dans de parfaites conditions. Les vendanges sont tardives, début octobre, mais elles se déroulent sous un climat idéal. L'état sanitaire est excellent et l'équilibre des moûts optimal. Le rendement est de 8.500 kg par hectare.

En 1959, la floraison démarre doucement, mais s'achève rapidement, comme la nouaison. Quelques parcelles de Chardonnay sont affectées par l'oïdium, sans conséquence sérieuse. L'été est exceptionnellement chaud et ensoleillé. Les vendanges débutent le 10 septembre, dans de très bonnes conditions. La maturité des raisins est particulièrement élevée, sur les trois cépages. Le rendement est de 7.000 kg par hectare.

La sortie des grappes laisse espérer une magnifique récolte en 1961. Mais la floraison est languissante, entraînant coulure et millerandage dans de nombreux secteurs. Après un très bel été, les vendanges débutent le 20 septembre, sous un climat idéal. Les raisins sont bien mûrs et très concentrés. Le rendement est de 7.800 kg par hectare.

Après un hiver rigoureux, et un printemps calme, la floraison de 1969, se déroule sous une alternance de périodes chaudes et froides. La coulure et le millerandage sont importants. L'été est chaud et lourd, les orages de grêles affectent de nombreux crus. Les vendanges sont assez tardives, le 1er octobre. L'état sanitaire demeure superbe, et les raisins sont d'excellente qualité. Le rendement est de 6.100 kg par hectare.

La récolte de 1986, fut le point de mire dans l'histoire du Champagne. 954.000 fûts ou environ 250 millions de bouteilles.

Après le gel craintif de 1985, les vignobles de Champagne ont prouvés en 1986, avoir une force de régénération exceptionnelle. Une autre particularité de cette année: les cépages ont fleuris en une semaine de temps. Cela a livré de belles grappes avec énormément de raisins. De ce fait la cueille à débuté le 28 septembre.

Pour conclure, les vins de l'année 1986, sont bien équilibré. Ils possèdent le degré d'acidité idéale qui est garant pour la finesse, la fraîcheur et l'élégance de cette année.

En 1987, l'établissement de la Charte de Qualité témoigne de la volonté de la profession de maintenir le Champagne au niveau qualitatif qui en fait une boisson prestigieuse.

La Champagne a ainsi connu en 1998, quelques cas de «grillage» ou d'«échaudage». Plus de peur que de mal : après ce rodéo climatique, la récolte, vendangée sous le soleil, s'annonce plutôt bonne.

Trois mille hectares de vignes détruits. Les violentes grêles qui se sont abattues, sur la région, le 2 juillet 2000 et le 20 août 2000 ont causé de profonds dégâts, dans les vignobles champenois. Plusieurs crus de la Montagne de Reims avaient été touchés, notamment celui de Verzy, et de Chigny. Dans ce dernier et prestigieux cru, on avait estimé la récolte moyenne, avant la gelée, à 18.000 kilos par hectare. Aujourd'hui, la récolte moyenne s'élèverait à 6.000 kilos.

La grêle aurait touché 9.300 hectares du vignoble champenois, soit environ un tiers de la surface. 3.000 hectares auraient été alors détruits.

Les producteurs les plus malchanceux pourraient, cependant, bénéficier d'une mesure de déblocage des récoltes antérieures. Toutefois aucune décision ne sera prise avant la vendange.

I. Les moines Bénédictins et la culture de la vigne

«Travaillez et priez», avait dit Saint Benoit à ses premiers disciples. Ils lui obéiront. La règle imposée aux moines bénédictins sera à l'origine de l'oeuvre considérable dont va bénéficier l'Occident médiéval. Les admirables manuscrits conservés à la bibliothèque de Reims sont le témoignage de l'effort de créativité accompli par des petites communautés religieuses, comme celle qui s'est établie sur le sommet de la butte Saint-Nicaise.

Mais les bénédictins ne sont pas seulement habiles au jeu de l'esprit et aux travaux d'art. Ils excellent également dans les tâches manuelles les plus rudes qui leur permettent de lutter contre l'oisiveté ennemie de l'âme et qui, en épuisant le corps, libèrent le cerveau pour les pensées les plus fécondes. Si l'effort physique, accompli en alternance avec la réflexion et la prière, assure aux membres de la communauté la vie harmonieuse à laquelle ils aspirent, le travail est également source de revenus, indispensables à la survie des établissements religieux.

En Champagne, la culture de la vigne offre aux moines bénédictins le plus fructueux des champs d'action. Les moines des abbayes d'Hautvillers, de Saint-Nicaise, de Saint-Thierry, ou ceux de la communauté de Pierry, dépendant de Saint-Pierre aux Monts de Châlons, s'emploient à défricher les flancs de la Montagne de Reims pour constituer un sol propice à la viticulture. Ces moines vignerons constatant que la couche fertile est bien mince dans la plupart des lieux, l'enrichissent par des apports de bonne terre ou de fumier d'où la vigne tire une énergie nouvelle.

Au fil des siècles et malgré la rudesse du climat champenois, les rendements s'améliorent lentement. Des quelque 150 arpents de vignes que l'abbaye Saint-Nicaise possède au XVIIIème siècle les moines peuvent tirer dans les meilleures années quelque 400 pièces de vin, vins blancs à base de Chardonnay, vins rouges à base de Pinot Noir (Morillon), comme le relate en 1743 dans son journal le prieur de l'abbaye, Dom Chastelain. Saint-Nicaise a l'honneur de fournir en vin la communauté de la Sainte-Chapelle de Paris. Mais dès la fin du XVIIème siècle, et cédant à la mode qui commence à s'imposer, l'abbaye s'oriente vers la production de vins mousseux, plus faciles à commercialiser que les vins tranquilles rouges et blancs qui se heurtent aux concurrents bourguignons et bordelais.

Ce Champagne, qui va jouir d'une vogue certaine à la Cour de France, sera écoulé à travers les douze marchands parisiens chargés de l'approvisionnement des «vins nécessaires pour la Maison et bouche de Sa Majesté».

Si au XVIIIème siècle une certaine concurrence commerciale existe entre les monastères champenois, préfigurant celle à laquelle se livreront les grandes marques après l'ère napoléonienne, une forme de collaboration technique s'est cependant instaurée entre toutes les communautés bénédictines de la région. La découverte des secrets de la fermentation des vins ne peut être attribuée à un seul oenologue. Elle fut une oeuvre collective à laquelle ont contribué, avec bien des tâtonnements, tous les moines-cellériers des différentes abbayes en particulier Frère Oudart qui exploitait au début du XVIIIème siècle un vignoble à Pierry dont l'essentiel appartient aujourd'hui au Champagne Taittinger.

Le Champagne élaboré dans les cuves de Saint-Nicaise, aménagées à cet effet par le prieur Dom Bugnie, jouit d'une réputation certaine et l'on peut penser que le tzar Pierre le Grand, qui vint en 1717 visiter l'église et l'abbaye Saint-Nicaise, lui fit honneur.

La Révolution Française, en transformant le merveilleux ensemble gothique de la butte Saint-Nicaise en carrière de pierres, met un point final aux activités viti-vinicoles des moines. Le stock de Champagne s'est volatilisé, ainsi que les 12.000 ouvrages que renfermait autrefois la bibliothèque. C'est un lieu presque déserté par les religieux qui sera attribué, sur adjudication, aux démolisseurs, en 1793.

Qui aurait pu alors imaginer que Saint-Nicaise, après un siècle et demi de sommeil, redeviendrait un jour un haut lieu du Champagne. Les caves de l'abbaye grâce à la société Taittinger qui en est devenue propriétaire, ont retrouvé aujourd'hui leur destination d'antan. Tout en procédant aux agrandissements rendus nécessaires par l'activité de leur maison de Champagne, les nouveaux maîtres des lieux ont totalement respecté les anciennes structures souterraines dans lesquelles les bénédictins élaboraient autrefois leurs vins. Cryptes gothiques, escaliers et caveaux ont été consolidés pour mieux résister à l'épreuve du temps. Qui plus est les dirigeants du Champagne Taittinger se sont attachés à maintenir fidèlement les méthodes d'élaboration des vins de Champagne en l'honneur à l'époque de Dom Bugnie.

Bien peu de choses ont changé depuis le temps où le moine cellerier de Saint-Nicaise parcourait ces galeries, la bougie fichée sur une planchette qu'il tenait à la main, pour contrôler si la prise de mousse des bouteilles s'effectuait dans des conditions satisfaisantes et sans provoquer de casses importantes comme on le déplorait si souvent à l'époque. Et c'est avec émerveillement que les dizaines de milliers de visiteurs qui viennent chaque année admirer les vestiges de la glorieuse abbaye Saint-Nicaise découvrent que les ouvriers cavistes de Taittinger, répètent aujourd'hui avec fidélité les gestes des moines bénédictins qui servaient Dieu, en même temps qu'ils contribuaient à la gloire naissante du vin de Champagne.